Armin Osmanovic dirige le bureau Afrique du Nord basé à Tunis de la Fondation allemande Rosa Luxemburg depuis une année.
Organisation de gauche, la fondation, la plus jeune de toutes les fondations allemandes, porte l’identité de Rosa Luxemburg
(1871-1919), une courageuse représentante du Mouvement socialiste européen. D’où les valeurs de justice sociale, d’équité régionale, de solidarité et de dialogue Nord-Sud sur un pied d’égalité qu’essaye de développer la fondation à travers ses actions et programme. Rencontre avec son directeur, un véritable homme de gauche.
La Fondation Rosa Luxemburg a ouvert un bureau en Tunisie couvrant l’Afrique du Nord en juillet 2013. A quoi revient cette décision ?
Nous avions deux bureaux en Afrique et, en réfléchissant à inaugurer un troisième bureau sur le continent, nous hésitions, en fait, entre la Tunisie et l’Egypte. Nous avions opté pour la Tunisie à cause, d’une part, de la situation complexe qui régnait en Egypte et, d’autre part, pour l’expérience démocratique importante que vit votre pays. Le respect des Droits de l’homme et l’ouverture sur l’Europe de la Tunisie ont été cruciaux pour notre choix. Il fallait être là.
Pensez-vous que l’Allemagne fait assez pour aider la Tunisie afin de sortir de la situation de marasme économique dans laquelle elle se débat depuis plusieurs années ?
On ne peut comparer les relations qui lient l’Allemagne à la Grèce, deux pays membres de l’UE,et celles que partage l’Allemagne avec la Tunisie, mais il faut que l’Union européenne s’engage directement dans le processus entre le Fonds monétaire internationale et la Tunisie pour trouver le moyen de débarrasser la Tunisie d’une grande partie de ses dettes pour relancer l’économie et l’emploi. Et l’Union européenne devrait proposer un nouveau programme économique, beaucoup plus ambitieux que ce qui existe en Tunisie. Il manque par exemple une grande initiative dans le domaine énergétique. L’Europe a pourtant besoin de très grands volumes d’énergie pour réussir sa transition énergétique et le soleil ici est très généreux.
Je vis en Tunisie depuis un an et je ne vois pas de grands panneaux où est écrit «Cofinancé par l’Union européenne». On ne peut développer un pays seulement à coups de workshops et d’ateliers ! La Tunisie paie le prix du conflit en Libye dont l’Occident est en partie responsable. Et pourquoi la Tunisie doit-elle payer seule pour la sécurité, la lutte contre le jihadisme islamique, qui concerne l’Occident également ?
Les Tunisiens pourraient être plus offensifs à l’égard des Européens. Les Européens ont besoin de voisins démocratiques et respectueux des Droits de l’homme. Il faudrait nous pousser plus. On parle beaucoup en Europe de la nécessité que l’Afrique se vaccine contre le coronavirus, mais concrètement où sont les investissements pour mettre en place, par exemple, une grande usine pharmaceutique en Tunisie.
Je le répète : les Européens devraient quitter leur zone de confort et trouver des projets plus ambitieux à proposer à la Tunisie afin de dynamiser et diversifier son économie.
Il est par conséquent peut-être temps pour les Européens de tracer une nouvelle politique pour la Méditerranée. En Allemagne, nous sommes à la veille de nouvelles élections et une coalition composée des socio-démocrates, des verts et de la gauche a une chance de se mettre en place et c’est aussi parmi nos fonctions ici au bureau de la fondation RLS à Tunis de leur proposer des idées et des stratégies en invitant par exemple des politiciens allemands à visiter votre pays, afin de mieux comprendre sa situation et ses besoins particuliers. Nous exerçons donc une forme de lobbying en faveur de la Tunisie et du Maghreb en expliquant à nos politiciens et à notre opinion publique que ce qu’il se passe ici est important et comment on pourrait construire ensemble l’espace de la Méditerranée.
Rosa Luxemburg est une Fondation qui porte une sensibilité progressiste et s’ouvre particulièrement aux syndicats et aux partis de gauche. Ne réduit-elle pas ainsi son public, surtout si on sait à quel point le poids politique de la gauche s’est rétréci en Tunisie ces dernières années ?
La gauche tunisienne reste fragmentée et ne trouve pas le moyen de créer une plateforme unique pour se rapprocher. En revanche, nous travaillons beaucoup avec la société civile tunisienne : par exemple, l’association Nachaz Dissonances qui s’intéresse à l’histoire et aux débats sur la gauche. On a également collaboré avec l’Utap pour développer une étude afin de montrer les effets négatifs des accords de l’Aleca sur la Tunisie et son économie, en particulier le secteur agricole. Avec Al Bawsala, nous comptons publier prochainement un Rapport de recherche sur l’austérité budgétaire et ses effets sur la souveraineté économique en Tunisie et avec Barr al Amen, une étude sur le secteur de la justice en Tunisie.
Quels autres types de projets et d’idées soutenez-vous en Tunisie, parce qu’ils donnent un meilleur rayonnement à vos valeurs, à savoir l’égalité, la solidarité et la justice sociale ?
Nous travaillons sur des thématiques liées à nos valeurs : Art et résistance, Migration, Justice climatique, Economie alternative et Justice sociale, Médias alternatifs, Syndicats et droits des travailleurs, Histoire et débats de gauche…On a commencé, par exemple, une étude l’année dernière sur les problèmes en rapport avec la crise du phosphate : extraction et transformation. Il me semble qu’un des problèmes clefs de la cohésion sociale en Tunisie est la grande différence de développement entre les régions côtières et les régions qu’on pourrait taxer d’«oubliées». Cette étude, basée sur des questionnaires auxquels ont répondu des intervenants sur place, à Gafsa et à Gabès, s’intéresse à l’avenir du bassin minier après le phosphate et sera publiée fin octobre 2021.
Quand je parle avec les gens ici, j’ai l’impression que beaucoup regrettent Ben Ali : «C’était mieux avant», répètent-ils. Mais il existe une communauté, formée par les artistes, les gens de gauche, les anciens prisonniers politiques etc. qui se réjouissent de cette nouvelle liberté d’expression, d’organisation et de manifestation.
Mais en Allemagne, nous ne sommes pas devenus démocrates après la fin du régime nazi uniquement grâce aux artistes, qui ont retrouvé leur liberté d’expression. Si la culture peut faciliter l’ouverture sur l’autre, elle n’est pas suffisante pour stabiliser la démocratie, pour cela il faut aussi donner aux individus des bases sociales et économiques solides. Pour s’épanouir, pour vivre dignement, les gens ont besoin de liberté et de sécurité économique.
A propos du volet artistique des thématiques de la Fondation. Quels genres de programmes vous interpellent ?
L’année passée, nous avons décidé de financer le développement d’un documentaire réalisé par Walid Tayaâ sur l’histoire des féministes arabes, intitulé «Such a silent cry» et basé sur le combat des féministes arabes du siècle dernier. En 2019, nous avons organisé un festival de documentaires appelé « Ciné Social ». Nous avons également lancé le projet « 10 views on Migration», il s’agit de dix courts-métrages de toute l’Afrique sur la migration.
Notre principe est d’encourager les copartenariats. Nous finançons rarement des projets à 100%. Nous faisons aussi beaucoup de coéditions et développons la traduction d’ouvrages pour donner plus de visibilité à des productions intellectuelles en langue arabe.
La Fondation a coorganisé en mars 2021 un événement important sur le «Centenaire du communisme en Tunisie». Avez-vous prévu une manifestation de cette envergure pour l’année à venir ?
Pas vraiment. Nous sommes toujours bloqués par la pandémie du Covid-19. Nous voulions d’ailleurs organiser un festival de cinéma antiraciste. Or, ça n’a pas été possible en raison des conditions sanitaires toujours critiques. Nous allons, en revanche, tenir un colloque à Berlin sur le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, accompagné de la publication d’articles sur ce sujet.
Et nos cafés politiques se poursuivent cette année, mais uniquement en ligne.
Vous avez introduit en 2021 un programme de bourses d’études adressées aux étudiants inscrits dans des établissements universitaires tunisiens publics. Quels sont les critères d’éligibilité pour recevoir ces bourses ?
Les bourses s’adressent à des étudiants ayant atteint un niveau de master ou de doctorat en sciences humaines et sociales et ayant de bonnes qualifications académiques. Elles sont accordées en priorité aux candidatures de femmes, aux personnes issues d’un milieu familial non universitaire, aux personnes socialement démunies et aux personnes porteuses de handicap.
Parmi les critères d’éligibilité, je citerais le fait d’être muni d’une lettre de recommandation de la part d’un professeur dans le domaine de la recherche ou d’études du candidat. D’autre part, les étudiants ne doivent pas être forcément encartés dans un parti politique, mais plutôt engagés socialement. On cherche également à accompagner les étudiants une fois leur cursus achevé, en intégrant leurs recherches dans nos publications ou dans nos colloques et projets.